Le concept principal de l’improvisation que je décris dans ces pages est l’improvisation de la scène comme si elle existait déjà dans sa forme parfaite. L’utilité de cette métaphore est qu’elle vous éloigne du dilemme de devoir faire des “choix” le long de votre performance. Improviser en faisant des choix peut provoquer une anxiété paralysante puisque vous n’êtes jamais surs d’avoir fait le meilleur choix. Si vous essayez de résoudre ce problème en décidant que le choix que vous faites n’est pas important, cela aura l’effet de rendre la scène moins importante à vos yeux. Finalement la partie “preneuse de décision” de votre esprit, est bien trop lente et maladroite pour produire de brillantes performances. La bonne technique consiste à apprendre à travailler à partir de vos intuitions et non de vos idées.

Penser que la scène existe déjà dans sa “forme parfaite” vous rappelle qu’il n’y a rien de mauvais dans le matériau qui apparaît dans la scène, et vous n’avez pas besoin d’essayer de le transformer. Vous avez seulement besoin de vous ouvrir de plus en plus, afin que la forme idéale de la scène parle à travers vous.

J’enseigne habituellement cette technique aux performers au travers d’une série d’exercices, qui clarifient la manière d’utiliser cette métaphore. ( Il y a plusieurs variations possibles de ces exercices )

Un bon exercice de départ est de faire une improvisation de mouvements en partant d’une base de musique enregistrée. L’idée est que vous utiliserez votre corps, vos mouvements (ou immobilité), afin de ressentir chaque moment de la musique enregistrée comme une sensation physique. Si la musique a plusieurs parties instrumentales (comme dans une musique d’orchestre), essayez de ressentir la totalité des sensations musicales à chaque moment, comme un ensemble complexe composé de nombreuses parties, plutôt que d’essayer d’écouter chaque instrument individuellement. Remarquez que vous n’êtes pas en train de “danser” sur la musique, ou d’essayer de “représenter” ou “montrer” les sons avec votre corps, vous êtes simplement en train de ressentir avec tout votre corps la musique dans son intégralité, avec son rythme, sa mélodie, son harmonie et son ton émotionnel, comme une sensation physique. Vous utilisez votre corps comme un organe des sens. Au long de l’impro vous pouvez continuez d’essayer de vous y ouvrir afin de la ressentir avec votre corps de plus en plus pleinement.

Dans ce cas il est littéralement vrai que la musique “existe déjà”, puisque c’est un enregistrement. L’exercice vous permet de travailler la sensation et cela plutôt que de faire des choix pendant la scène, vous vous ouvrez afin d’expérimenter une scène qui existe déjà dans sa forme parfaite.

Une variation de cet exercice peut être réalisé avec un groupe :

Une personne se tient au centre et fait une improvisation de mouvements. (Elle peut effectuer n’importe quel genre de mouvement qu’elle veut dans son impro, le but de cet exercice est l’entraînement des autres personnes, pas celle au centre.) Toutes les autres personnes se tiennent en cercle autour de la personne au centre et font une improvisation vocale, en utilisant les mouvements de la personne du centre comme source. Ils peuvent tous travailler en même temps, mais ce n’est pas une improvisation de groupe; chaque personne fait sa propre impro. Pareillement au premier exercice, le but est de ressentir les mouvements de la personne du centre a l’aide de votre propre voix (ou silence). Vous utilisez votre voix comme organe sensoriel, pour ressentir avec celle-ci le rythme total et le ton émotionnel du mouvement comme une expérience physique. Vous pouvez continuez de vous ouvrir de plus en plus, pour ressentir le mouvement de plus en plus pleinement. Une fois de plus, il est littéralement vrai que cette scène “existe déjà” , puisque tout vient des mouvements que quelqu’un d’autre effectue. Cela vous aide à assimiler l’idée que cette scène est quelque chose que vous découvrez au lieu de quelque chose que vous créez.

La prochaine étape serait de faire une improvisation, soit vocale ou de mouvements, dans laquelle vous utiliserez l’image comme outil de votre préparation que ce que vous allez jouer existe déjà sous sa forme parfaite. Dans le cas d’une improvisation vocale, vous pouvez utilisez cette préparation:

“Ce que je suis sur le point de jouer existe déjà dans sa forme parfaite. Mon travail est de ressentir et expérimenter chaque moment de cette création en utilisant ma ligne vocale : ma voix et le silence. Au travers de ce passage, je m’ouvrirai de plus en plus, pour ressentir le flux de la scène de plus en plus pleinement.”

Voici une explication de certains concepts utilisés dans cette préparation :

Quand je dis “la scène existe déjà”, il est entendu que “la scène” représente l’expérience interne de la scène, le flux de sentiments et de musicalité que le public et moi-même ressentons durant celle-ci, et pas le son particulier qui se trouve sortir de ma bouche quand je joue. Je peux voir les sons que je fais comme une sorte de sous-produit ou résidu du processus de performance, plutôt que d’être le passage lui-même.

Comme dans le premier exercice, mes sons vocaux n’ont pas à “jouer” la scène, “montrer” la scène, illustrer la scène, ou faire comprendre quoi que ce soit au public à propos de cette scène. J’utilise simplement ma voix comme un organe sensoriel, comme moyen de ressentir personnellement le flux du passage comme une expérience physique et émotionnelle. Je pars du principe que plus pleinement je ressentirais physiquement la scène avec ma respiration et ma voix, plus pleinement ma voix reflétera l’essence de cette scène au public.

Il est important de se rappeler que je découvrirai ce qu’est la scène en en vivant chaque moment avec ma voix. Bien que j’utilise l’idée que cette scène “existe déjà” cela ne change pas le fait que quand je la démarre, je ne sais qu’à peine ce que cette scène va devenir. Je le découvrirai en la ressentant vocalement moment par moment.

J’utilise une image métaphorique plutôt étrange pour illustrer cela : imaginez que vous êtes dans un parc d’attraction, et il y a un manège appelé le Tunnel des Textures. Dans ce manège vous êtes à bord d’un bateau flottant dans le noir complet, et vous pouvez tendre, déployer vos mains et découvrir, par le toucher, une succession de textures intéressantes : de l’eau froide, du coton moelleux, du papier de verre rugueux. Quand vous commencez l’attraction, vous ne savez pas ce que va être la suite de textures, mais vous vous servez simplement de vos mains pour découvrir ce qu’elles sont au touché.

Pareillement, quand vous démarrez votre improvisation vocale, vous ne savez pas ce que la “pré-existante” scène va être. Mais vous “déployez” votre voix dans l’espace pour découvrir, moment par moment, ce que les humeurs et textures de cette scène sont, en les “ressentant” avec votre voix. Plus vous avancez dans la scène, plus vous en découvrez sur celui-ci. Vous pouvez utiliser votre voix de la même manière que vous utilisez vos mains : “déployer pour découvrir”. Vous n’avez pas à être freiné, au commencement de la scène, par l’idée qu’une scène dont vous ne connaissez rien existe déjà sous sa forme parfaite, vous devez simplement déployer votre voix dans l’espace et découvrir, en le ressentant, ce qu’est cette scène.

Plus généralement, j’utilise cet image que “la scène existe déjà sous sa forme parfaite” pour chaque improvisation que je fais. Si je suis en répétition et quelque chose fait que je dois m’arrêter en plein milieu de la scène pour ensuite la redémarrer, je considère que chaque fois que je la recommencerais, ce serait une nouvelle scène parfaite que je vais découvrir.

Savoir que la scène que je joue existe déjà dans sa forme parfaite me libère de l’inquiétude de trouver des idées ou faire des choix. Cela clarifie que mon rôle est de me rendre de plus en plus sensible, de plus en plus ouvert, afin de révéler la scène parfaite qui est destinée à être joué à cette occasion. Cela me prouve qu’il n’y a rien de mal dans la matière qui émerge dans la scène, rien que je doive modifier. La seule chose que je doive améliorer c’est moi-même, pour de me rendre de plus en plus sensible au flux de la scène, afin de pouvoir la révéler sous sa forme parfaite au public. Quand je joue un duo ou une scène de groupe, cela me prouve que la source de la scène n’est pas quelque chose de mon propre esprit, mais plutôt que la scène parfaite est quelque chose que tout les performers ressentent et découvrent collectivement. En tant qu’improvisateur, mon rôle n’est pas d’inventer ou expliquer ou montrer, mais d’écouter et de découvrir.