Apparemment, il s’agirait du premier sujet de ce blog qui concerne principalement l’abstraction, l’improvisation musico-discursive que je pratique à Lake Ivan, et qui ne trouverait pas d’application directe dans le champ des improvisations en comédie ou au théâtre, ni même dans l’improvisation narrative.
Mais encore…
Le concept de forme Contrepoint, en l’étirant légèrement, a une fonction importante dans les scènes de comédie, et les scènes narratives. Il aide à atteindre le but ultime de conférer à la scène un objectif et une forme d’ensemble, lui évitant ainsi de se scinder en plusieurs fragments disjoints, et, tout aussi important, à signifier clairement au public que les acteurs sont dans une relation d’écoute mutuelle profonde. Il pourvoit également une version plus simple et plus élégante de la technique du “Oui, et…”. Si vous souhaitez que ce mystère se dévoile, lisez attentivement… (à la fin de l’article, je décris en quoi cela entretient un rapport avec la comédie et le travail narratif.)
Dans un scénario, le scénariste et le réalisateur ont la capacité de garder intact l’objectif de la scène, de diriger l’attention des spectateurs au centre de l’action, et de garder un équilibre entre les divers éléments de la scène. Lors d’une improvisation, les acteurs doivent tendre collectivement vers ce but pour le réaliser. Ils ne doivent détourner leur attention de l’ensemble de l’image scénique, ni même de l’ensemble sonore des musiques-et-des-voix, et ce à n’importe quel moment. Ils ne peuvent se permettre d’expérimenter simplement l’intériorité de leur propre rôle, leur logique intérieure personnelle, en perdant le lien avec ce qui se passe autour d’eux. Cette nécessité m’a mené vers le travail de la Forme Contrepoint.
Voici comment je travaille cela dans nos pièces Lake Ivan :
Nous aimons utiliser l’image symbolique que la “pièce” que nous allons former est quelque chose qui Existe Déjà, dans tous ses détails, dans sa Forme Parfaite. Notons que la “pièce” n’est pas pensée à partir des paroles que nous allons dire, ou des actions que nous allons créer, mais, au delà de cela, la “pièce” se compose des Sensations et de l’Énergie sous-jacente à ces faits-et-gestes. Notre travail, en tant qu’improvisateur réside dans l’expérimentation (le ressenti) de chaque moment de cette pièce. Si nous parvenons à ressentir la pièce par le biais de notre performance vocale (et verbale) autant que physique, cela pourra être traduit par une forme visible, et audible pour les spectateurs (voir l’article précédent : les mots, un outil pour vous aider à ressentir).
Plusieurs raisons compliquées que je pourrais examiner, expliquent cette image, à savoir que la pièce que nous allons jouer existe déjà dans sa forme parfaite, et nous sommes présents pour expérimenter cette sensation, est très utile à l’improvisation. Néanmoins, l’essentiel est là : cela fonctionne. Cela crée des merveilles.
Si je dois jouer dans une scène comprenant deux personnages, je me prépare en répétant en mon for intérieur que mon travail relèvera du ressenti de l’expérience de L’ensemble de La Pièce, c’est-à-dire un ensemble complexe composé de mon énergie, ma Ligne Vocale, celle de ma partenaire, et son énergie. A partir de ces deux lignes vocales se forme un Ensemble Musical, de même que deux (ou plus) lignes musicales entrecroisées créent la forme Contrepoint de la musique Baroque. Si notre duo est accompagné de la performance d’un musicien, alors, la musique jouée fait évidemment partie de l’ensemble complexe. De même, l’éclairage, et les couleurs de la mise en scène font partie de cet ensemble. Chaque élément que je peux ressentir pleinement, duquel j’ai conscience, dans l’espace de la mise en scène fait partie de la Totalité.
Mon travail ne se résume pas à expérimenter simplement l’intériorité de mon rôle; ma seule Ligne Vocale, ma seule histoire. Mon travail consiste en l’utilisation de ma Ligne Vocale (mes paroles et mes silences) en vue de ressentir ce flux contrapuntique complexe des énergies-et-sentiments, contenant l’énergie de deux personnes. (Ou plus selon le nombre de personnages dans la scène).
Dans le cas d’une scène comprenant deux personnes, si je pense que la pièce est une chanson, alors, c’est une de ces compositions qui présente de manière proéminente deux instruments mélodiques, comme par exemple le Duo Concertante de Mozart. Ou, dans un fragment de morceau de jazz dans lequel deux solistes jouent simultanément.
L’utilisation de cette image apporte des résultats bénéfiques divers et variés. En effet nous participons tous à chaque instant à la création du flux et du développement de la scène, et cela puisque ma partenaire et moi sommes focalisés sur le ressenti de l’ensemble plus que sur notre propre personnage (en d’autres termes, nous nous focalisons sur les mêmes sensations que ce que les spectateurs ressentent). Les spectateurs peuvent ainsi réaliser que nous ne sommes pas dans une perception figée de notre seul personnage, ignorant ainsi les autres en se perdant dans notre propre flot de paroles, mais à la place de cela, que nous sommes impliqués dans la collaboration scénique. Cela permet à la pièce se forme de manière cohérente, à chaque instant, et de la même manière, elle acquiert une forme d’ensemble nette. La scène repose sur un équilibre naturel entre les deux voix. Si nous parlons simultanément, nos voix se mêleront de manière à ce que les spectateurs comprennent ce que chacun de nous est en train de dire puisque nous sommes concentrés sur le ressenti de ce « duo musico-vocal » de la pièce. Cela ne signifie pas que mon énergie se confond avec celle de ma partenaire, mais que je prends conscience de la manière dont nos deux énergies fusionnent. En d’autres termes, si mon énergie doit être belligérante durant une certaine partie de la scène, tandis que celle de ma partenaire devrait être apaisante, nous ressentirions alors tous deux la manière dont l’énergie belligérante et l’énergie apaisante s’entremêlent pour créer cette partie de la scène.
Voici le rapport entre ceci, la comédie, et l’improvisation narrative :
Dans une improvisation narrative, la pièce a une structure dramatique, définissant un rythme narratif plutôt qu’une forme musicale. Si une actrice entre en scène avec l’idée de “ressentir ce que mon personnage ressent, penser ce à quoi mon personnage pense” elle risque de perdre le fil de la forme d’ensemble de l’image de la mise en scène et de la scène. Cela donnerait l’impression qu’elle reste dans son monde, s’éloignant des autres acteurs. Il est cependant possible de résoudre le problème de garder la cohérence et l’enjeu de la scène en entrant en scène avec l’idée suivante ” Cette scène existe déjà dans sa Forme Parfaite. Mon travail sera de ressentir chaque instant de la scène, ressentir le flux de cet Ensemble Complexe qu’incarne la scène, incluant les énergies et la présence de tous les interprètes. Je ressentirai cet Ensemble Complexe depuis l’intériorité de mon personnage.”
Si elle se trouve dans un fragment scénique dans lequel son personnage doit se disputer avec quelqu’un d’autre, ils doivent tous deux se concentrer sur le rythme de cette dispute, et ainsi ils (en tant qu’acteurs) se verront collaborer pour que la scène se déroule correctement (même si les personnages sont dans une démarche inverse à celle-ci). Si son personnage ignore ou méprise de manière insistance un autre personnage, tous deux devront également ressentir le Rythme de ce mépris, ainsi ils pourront créer ensemble cet effet.
En appliquant cette technique dans une plus grande scène de groupe, il ne se présentera plus à nouveau la difficulté créée par certains couples ou individus brisant leur relation à l’ensemble de la scène.
Si l’on utilise cette technique dans une scène narrative, il est possible de se passer élégamment de la technique du “Oui, et…” et d’autres techniques (selon moi) encombrantes qui nous contraignent à suivre le chemin de nos idées en les reliant aux idées des autres acteurs. Tandis que si tous les acteurs entrent en scène en intégrant l’idée que la Scène Existe déjà dans sa Forme Parfaite, et qu’ils vont découvrir, et ressentir cette Scène ensemble, alors ils collaboreront et soutiendront naturellement les idées de l’autre, dès lors qu’ils ressentent pleinement la collectivité de la Scène plutôt que de “trouver des idées” et “les adapter à ce que les autres acteurs sont en train de faire.”
Voici un exemple. En parcourant le site : Improv Resource Center , j’ai lu une conversation traitant de ce sujet : Comment faire lorsque notre partenaire de scène entre en scène en disant ” N’est-pas joli ici à Paris ?” . Il y a une discussion concernant les différentes conséquences de réagir comme si on était réellement à Paris, ou au contraire, agir comme si notre partenaire mentait ou devenait folle, et qu’on était à New-York, ou autre part.
En utilisant la technique du contrepoint, j’entrerai en scène en songeant que mon travail était de découvrir ce dont traitait la scène, et ressentir la forme de la scène, à chaque instant. Lorsque mon partenaire débute une scène en interrogeant : ” N’est-pas joli ici à Paris ?”, je ressentirai (probablement) la réalité de notre présence à Paris, si je suis focalisé sur l’apprentissage de ce dont traite la scène en la ressentant avec elle. Il serait également possible que je ressente que cette personne devient folle, et que je ne me trouve pas réellement à Paris, seulement s’il se dégage quelque chose de l’ordre de l’illusoire dans l’énergie de son personnage. Ainsi, je terminerai certainement en répondant que nous sommes réellement à New-York, s’il s’agit de la direction de mise en scène qui découle de ses ressentis.
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