N’avez-vous jamais observé la cohérence émanant de certaines improvisations, comme si tout ce qu’elles contenaient appartenait réellement à la pièce, ou à la scène, tandis que d’autres donnent le sentiment qu’elles ont perdu leur intégrité structurelle comme si elles avaient erré trop loin dans l’égarement ? Il est nécessaire de posséder un outil technique efficace et subtile, lorsque l’on est improvisateur, pour ainsi préserver la cohérence de chaque scène tout en pouvant s’imprégner de chaque instant de la scène.
Ce problème est d’autant plus patent dans les improvisations libres, abstraites, sans structure narrative, ni forme imposée d’un autre ordre. Ces scènes devraient procurer l’impression qu’elles sont cohérentes et significatives aux yeux du spectateurs, même si la matière scénique ne semble pas dégager d’idées fortes, ou d’histoire pour créer du sens. D’autre part, les improvisations conduites par les intrigues génèrent une cohérence illusoire, puisqu’elles sont de nature fictives. Une improvisation narrative peut donner le sentiment que les accidents et évènements forment un vaste ensemble incohérent, n’appartenant pas réellement à cet esprit de collectivité de la scène.
En étudiant la question, il m’est premièrement apparu que les tentatives réalisées pour contraindre consciemment le matériel scénique à respecter une cohérence ne fonctionnent pas. Après 20 minutes d’improvisation prolongée, je suis souvent pris d’une sensation de panique si intense que le début de la scène m’échappe, et qu’elle titube, perd tout sens et toute impression de « Connectivité » (pour une introduction au sujet, se référer à l’article « Connectivité »). Dans un tel cas de figure, il résulte souvent un désastre si je me résous à essayer de me souvenir du début de la scène, et ensuite à «chercher une idée» dans le but d’établir un lien entre le début de la scène et l’instant présent. Il en résulte deux sortes de désastres :
• Je perds la connexion au moment présent, ruinant par le même biais ce moment qui était le mien, et contre-productivement je brise la connectivité émanant du fragment de scène que j’accomplis.
• Toute idée que j’ai pu avoir tandis que je ne vivais pas de relation sensorielle et organique authentique avec la matière s’est toujours révélé artificielle, trop intellectualisée et inférieure.
En vue d’expliciter mon idée de créer une scène qui dégage une sensation de cohérence tout en s’immergeant intégralement dans chaque instant de la scène, je vais développer une analogie. Imaginons cette scène, qu’elle soit clairement narrative ou non, comme un voyage auquel les spectateurs participent également. Ce voyage a une forme, des contours que l’on peut se figurer par une courbe tracée sur un graphique, avec une ligne montant et descendant au rythme des énergies internes à la scène. Non seulement la courbe représente-t-elle la dynamique des énergies scéniques changeantes, mais aussi la connectivité de la scène, à partir de laquelle chaque moment crée directement le suivant.
Ainsi, d’après ma technique, en utilisant l’idée que “la scène existe déjà dans sa forme parfaite”, nous imaginerions que la courbe représentant la parfaite forme de la scène est déjà dessinée sur une page de papier graphique. Imaginez que, à la manière d’un détecteur de mensonge, une machine tourne délicatement ce papier de gauche à droite. Imaginez que vous êtes dessinateur, votre tâche en tant qu’improvisateur est juste de tenir votre crayon directement au-dessus de la feuille qui effectue des mouvements rotatifs, et de créer une réplique parfaite de la courbe déjà tracée sur le papier, en effectuant des mouvements de haut en bas avec votre main pour que la ligne coïncide avec la courbe déjà tracée.
Il y a néanmoins des limites à cette analogie : ce que nous réalisons en tant qu’improvisateurs ne relève pas simplement de la “copie”, du “traçage”, ni de la “réplique”. Il ne faudrait donc pas se référer à cette comparaison au moment de votre performance. J’ai élaboré cette idée dans le but d’illustrer un enjeu concernant la question de la cohérence scénique.
Imaginez ensuite la lumière, élément essentiel pour tracer la courbe, concentrée en un étroit faisceau, tel un rayon laser issu d’un pointeur que l’on peut tenir proche de la feuille et qui éclaire sur un rayon d’environ 0,5 cm le tracé de la courbe. Il n’est pas réellement possible de voir clairement au delà de ce cercle puisque la lumière y converge. Cette lumière représente votre conscience du moment présent qui offre un tableau parfait de l’action qui se déroule maintenant dans la scène.
Un mathématicien vous affirmera que même le plus petit recoin visible de la courbe peut renseigner sur la forme d’ensemble de celle-ci, puisqu’elle entre et sort de la courbe par un point déterminé. Cela signifie que cette petite portion suffit à reproduire un tracé global précis de la courbe, même si le pointeur laser l’éclaire partiellement. Tant que vous dirigerez le rayon laser de votre concentration d’instant-en-instant sur le moment présent, à la fin de la scène, vous aurez certainement accompli une réplique parfaite de la courbe initiale. Autrement dit, vous aurez réussi à jouer la scène qui devait se produire, dans sa forme parfaite, cohérente, et sensée.
La panique à laquelle j’ai succombé, comme je l’ai décrit ci-dessus, est ce sentiment qui survient quand on se contraint avec rigueur d’être totalement intégré au moment présent, que l’on peut “voir uniquement une petite parcelle de la scène”, et l’on est ensuite si effrayé que l’on perd totalement le contrôle de la forme d’ensemble de la scène. Il est compréhensible de penser ainsi pris par la panique : “Je vais me retirer juste un instant et éclairer l’intégralité du papier graphique dans le but d’entrevoir la forme d’ensemble de la courbe. Ainsi, je serai réellement capable de la reproduire avec exactitude.”
L’analogie met en lumière la fausseté de cette idée. En effet, si l’on éloigne le pointeur laser du papier, la lumière devient si faible que l’on ne parvient pas à distinguer la partie de la courbe que l’on trace dans le moment présent, et le crayon vacille sur la feuille, détruisant la courbe. Par ailleurs, il est même probable de ne pas voir si le crayon est encore en contact avec la feuille de papier ! De plus, le pointeur laser ne peut diffuser un vaste rayon lumineux, et ne permet pas d’avoir un point de vue global sur la courbe. De telle sorte, si l’on pointe le rayon lumineux sur le début de la courbe pour se remémorer le début de la scène, alors le moment que l’on doit dessiner à présent est dans la pénombre. Inversement, si l’on dirige la lumière sur la fin de la courbe, en s’imaginant comment la scène devrait terminer, alors la lumière s’éteint et rend impossible toute perception du futur. Enfin, l’idée que “voir la forme d’ensemble de la courbe” sera utile pour faire un meilleur tracé dans le présent est erronée. Toutes les informations nécessaires à la confection de la courbe sont contenues dans les fragments de courbe qui passent délicatement sous le crayon. Il est possible de réaliser le meilleur, voire un tracé parfait en orientant le pointeur laser de la conscience aussi près que possible du papier, des premiers moments de la scène jusqu’aux derniers, et en gardant le crayon parfaitement intégré à la courbe de la scène.
Si cette analogie imparfaite se révèle inappropriée en tant qu’image à laquelle on peut se référer pendant la performance scénique, alors de quelle manière intégrer cela autrement, dans la préparation de l’acteur, comment exploiter l’idée pour rendre la scène cohérente ? Chacun peut intégrer à sa formule sa propre version de cette réflexion : “Je suivrai la courbe de la scène, confiant(e) que la scène gagnera en cohérence si je reste dans le tracé de la courbe, en ressentant son contour à chaque instant”
Néanmoins, cette réflexion, bien qu’elle soit utile, doit être suivie d’un accent mis sur l’Objectif Principal de la scène. Celui-ci étant de rester continuellement ouvert, et de s’autoriser à ressentir toujours plus la riche et délicieuse sensation de Saturation de chaque instant de la scène (voir l’article “Take the Audience on a journey” pour comprendre ce concept). Si l’on entre en scène en se disant simplement de “suivre la courbe” de celle-ci, alors on interprétera certainement une scène avec une atmosphère musicale, au sein de laquelle la dynamique des énergies sont parfaitement définies, tandis qu’elles montent et descendent. Il en résultera cependant une impression, pour les spectateurs, que cet exercice technique ne mène nulle part et ne leur apprend rien de nouveau.
Il y a un moyen plus simple et plus général de reprendre cette formule en vue de rendre la matière scénique cohérente. Il s’agit simplement de se remémorer en intégrant à la formule que « toutes les matières qui apparaissent dans la scène sont indissociables, puisque la scène existe déjà dans sa forme parfaite. Je m’engage à ressentir et à découvrir à chaque moment la connectivité de la scène et sa cohérence ». Prendre pour acquis, tel un « point de croyance » d’un acteur, l’idée que toutes les matières présentes dans la scène sont indissociables, nous rappelle de vivre consciemment et de discerner la cohérence tout au long de la représentation, comme l’une des propriétés intrinsèques de la scène que l’on doit découvrir. « Rester à l’intérieur de la courbe » est la seule manière de réaliser cela.
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