Voici quelques unes de mes pensées sur le sujet du fond et de la forme…
Je vais traiter de ces interrogations comme elles me surviennent dans mon job de pianiste pour des cours de danse.
De temps en temps quand je joue pour des cours, une idée me vient d’une forme spécifique de musique à jouer. Mon travail consiste à trouver, inventer, un musique qui aiderait les danseurs dans leur apprentissage de la danse, en appuyant le rythme, style et émotions du mouvement et je trouve souvent des idées pour des accords assez précis, des mélodies et des structures musicales spécifiques qui accompliront ingénieusement cette fonction : que les étudiants ressentent un accent musical lors d’un saut, ou ressentent le glissement et les contours d’une phrase chorégraphique, ou qu’ils comprennent un style particulier de danse. Puisque je fais ce travail depuis 23 ans, mes idées sont généralement solides et, quand je les jouent, elles semblent « marcher » au sens basique du terme, c’est à dire : elles vont avec le mouvement, et personne n’est troublé par ce que je joue ou ne se plaint. Cependant, personne ne semble non plus inspiré par ce que je joue. Les élèves ne semble pas particulièrement excités par les mouvements, et le professeur ne réagit pas particulièrement à la musique.
Ensuite je reprends mes esprits. Je me rappelle des principes basiques de ma technique d’impro. Il n’y a qu’un seul but. Il n’y a qu’une chose sur laquelle se concentrer dans n’importe quelle improvisation. La saturation. (Vous pouvez trouver une définition détaillée à propos de la saturation au tout début de mon blog)
Dans cette situation précise, mon impro a une structure très particulière : elle doit suivre l”exacte structure rythmique du mouvement qu’elle accompagne et soutenir le mouvement comme expliqué plus haut. (L’école enseigne des danses modernes et de ballet assez traditionnelles donc il n’est pas généralement très approprié de jouer de la musique qui est en grand décalage avec le mouvement.)
Alors, dans ce cas, la « saturation » en tant que but signifie : ressentir le mouvement. Plus spécifiquement, ressentir le flux d’énergie-et-émotions sous-jacentes au mouvement. Ainsi vouloir augmenter de plus en plus la saturation signifie, à mesure que je joue, je m’autorise continuellement à ressentir le flux du mouvement de plus en plus pleinement.
Une autre façon de penser cette même chose c’est d’être de plus en plus complètement «en dedans » du flux du mouvement. Le but est d’être dans un état dans lequel chaque cellule de mon corps et chaque aspect de mon être est à l’intérieur de ce flux de mouvement sans aucune partie de moi restée à « l’extérieur » en tant qu’observateur. Peu importe le temps que je passe à jouer, je peux continuellement être de plus en plus complètement « dedans ». Imager le fait d’être « de plus en plus dedans » marche souvient mieux que de parler de « saturation ».
Que se passe-t-il lorsque je reviens à moi-même et commence à me concentrer sur la saturation ? Je me résous de ne dépenser aucun effort ou quoi que ce soit à essayer de « faire » des formes musicales. Je vais mettre tout mes efforts dans un seul et unique but : me sentir de plus en plus saturé. (Bien sur, le « flux du mouvement » duquel je m’emplis inclus la forme musicale du mouvement, donc ma musique à toujours la bonne forme.)
Soudainement, les danseurs sont inspirés par la musique. Ils deviennent enthousiastes. Ils dansent mieux. Commencent à me lancer des sourires. Le professeur dit que la musique est formidable. Les danseurs me remercient à la fin du cours pour cette formidable musique qui a été une importante source d’inspiration pour leur danse.
D’une certaine façon, les danseurs réagissent à la musique de la même manière qu’un public de théâtre réagit à une scène, voire même d’avantage . Les danseurs ne réagiront à la musique que si elle leur fait ressentir quelque chose. De même, la « saturation » est en réalité le seul but dont un acteur a besoin pour une improvisation car c’est la seule chose qui intéresse le public. La seule raison pour laquelle on va au théâtre c’est pour ressentir quelque chose. Avez vous déjà entendu quelqu’un dire qu’il devait absolument revoir une pièce un seconde fois car elle était merveilleusement bien construite. La seule raison pour laquelle un public apprécie un pièce bien construite c’est parce que cela leur permet de ressentir quelque chose.
Cependant, quand je me concentre exclusivement sur le but de la saturation, une drôle de chose arrive à la forme de la musique : c’est meilleur que quoique ce soit que j’ai crée quand j’essayais consciemment de «donner» une forme. Ça atteint une simplicité et clarté qui est d’autant plus expressive et sonne comme si j’avais passé des mois à affiner une composition écrite. A certains moment cela atteint une complexité incroyable. Je me suis retrouvé à jouer des fugues à plusieurs voies, et des styles dont je n’était pas conscient de savoir même les jouer. Généralement, la forme est forte, claire, expressive et correspond parfaitement au mouvement.
En d’autres termes, en abandonnant le but de vouloir consciemment « faire » des formes, et en m’attachant au but de maximiser la saturation, j’invente les meilleures formes possible. Et cela parce qu’une belle forme l’est précisément car c’est la forme naturelle et organique nécessaire a un flux particulier d’énergie. Comme Ben Shahn a dit, la forme est « la forme du contenu ».
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