Je crois fermement que lorsque qu’on joue une scène de theatre improvisée, la vraie scène ne réside pas dans les mots que l’on dit. Ce qui la constitue vraiment, c’est la structure sous-jacentes, c’est le flux continu d’émotions et d’énergie. Faire cette distinction a d’importantes conséquences sur la manière d’aborder le travail.
Quand je travaille avec des élèves débutants, je leur fait toujours jouer des scènes sans paroles, seulement avec des sons, du charabia, avant de leur autorisé à la jouer avec de vrais mots. L’idée c’est que quand ils jouent la scène ils puissent percevoir que la trame de la scène est un flux d’énergie continue, d’émotions et de musicalité qui se trouvent en dessous du niveau des mots. Puisque dans mon groupe nous travaillons sous une forme abstraite on conceptualise habituellement ce flux par une structure musicale, mais on peut utiliser exactement la même idée dans une scène narrative avec des personnages.
L’image que nous utilisons est que la scène elle même est ce flux d’énergie et d’émotions. C’est comme si elle existait déjà sous une forme parfaite et que le travail d’un acteur est de découvrir quelle est cette forme en la ressentant. La ligne vocale des acteurs devient l’outil utilisé pour ressentir chaque moment du flux de cette scène.
La ligne vocale est une ligne continue de sons et de silences qui durent pendant la scène. Il faut penser que les silences et les sons font partie d’une ligne vocale continue tout comme les silences font parti d’une ligne musicale dans une partition tout autant que les notes elles même. Cela permettra de voir les lignes vocales comme un outil pour expérimenter chaque moment du flux de la scène. Autrement dit : la voix n’est pas un moyen d’exprimer la scène, de la communiquer, ce n’est pas un moyen d’en comprendre le sens ni de l’expliquer au public. C’est premièrement un moyen pour l’acteur de ressentir le flux de cette scène. Puisque son but est de ressentir la scène aussi pleinement que possible, en tant qu’acteur, vous utiliserez la partie “vocalisée” de votre ligne vocale chaque fois que ça vous permettra de ressentir le plus, et vous utiliserez les silences de votre ligne vocale dès que les silences seront ce qui vous permettra de ressentir le plus. Mais a n’importe quel moment vous effectuez toujours la même tache : utiliser votre ligne vocale afin de ressentir le flux de la scène au maximum possible.
Lorsqu’il s’entraîne à jouer une scène avec des sons non-verbaux l’acteur, en général, sait pertinemment dans son esprit quels mots il dirait si je lui permettais d’y avoir recours. Ce n’est pas un problème. A ce moment là je demande juste à mes élèves de prononcer ces mots mais de manière vague, de ne pas les énoncer complètement et de ne pas les transformer en mots parfaitement articulés mais de les laisser les sons sortir de manière indistincte et confuse. L’idée de cet exercice est de permettre a l’élève de vérifier qu’il est connecté au flux émotionnel/musical qui se trouve en-deçà des mots, au lieu d’être dans la logique de “ce dont il parle » Ou bien dans les idées qu’il se fait de la scène ou même dans la représentation visuelle qu’il s’en fait.
L’étape suivante dans cet entraînement consiste à autoriser les élèves à utiliser de vrais mots à certains moments de la scène en continuant à utiliser des sons non-verbaux le reste du temps. Quand il utilise les mots, l’élève les considérera comme un outil pour ressentir le flux d’émotions/musicalité qui se trouve en-deçà. Dans cet exercice ça n’a pas d’importance si les mots ont du sens ou pas, s’ils sont intéressants ou ennuyeux, si l’acteur pense que ce qu’il dit est “stupide” ou “merveilleux”, répétitif ou non, si l’acteur utilise des phrases cohérentes ou des fragments inintelligibles, si les mots décrivent réellement quelque chose qui se passe dans l’esprit de l’acteur ou pas, si les mot ont un rapport avec quelque chose qu’un autre acteur a déjà dit dans la scène ou pas. Le but de l’acteur est toujours de “ressentir le flux de la scène aussi pleinement que possible a tout moment” et donc il peut simplement utiliser n’importe quel mot qui lui permet de ressentir ce flux aussi pleinement que possible. Tout comme avant, si le silence lui permet de ressentir plus d’émotions à un moment particulier, il faut qu’il utilise son silence comme moyen de mieux ressentir le flux.
En faisant cet exercice, l’élève mets en pratique l’idée que la trame de la scène est l’énergie des sentiments sous-jacent, et pas la structure narrative ou intellectuelle du sujet dont l’acteur parle.
J’utilise deux moyens différents pour faire passer mes élèves des moments verbaux aux moments non-verbaux et inversement.. Dans la première méthode je regarde la scène, et dès que je sens que l’élève construit sa scène en suivant la ligne verbale (ce dont il parle) et qu’il a perdu sa connexion avec le flux sous-jacent d’énergie et d’émotion, je dis “passe au non-verbal” et il passera à la vocalisation non-verbale. Si en effet il a perdu sa connexion avec le flux sous-jacent il y aura un décalage audible quand il changera mentalement de vitesse et se re-connectera avec le flux d’émotions. Ce décalage sera un indice important, pour l’élève et pour moi. Quand je serais satisfait de la façon dont il aura rétabli une forte connexion avec le flux je lui dirai “ré-utilise de vrais mots” et il retournera à l’usage de vrais mots.
Dans la seconde méthode l’élève lui même décide quand basculer de l’un à l’autre. Dès qu’il devient incertain de sa connexion au flux sous-jacent, il retournera à l’usage de vocalises non verbales, dans le but de vérifier cette connexion. Quand il sera sûr que cette connexion est assez forte il retournera à l’usage de vrais mots.
Au bout d’un moment, l’élève sera entraîné à toujours construire une scène en suivant la partition des émotions et énergies sous-jacentes, plutôt qu’une partition simplement basée sur le sens de ce qu’il dit. La simple menace que le directeur puisse dire “n’utilise plus de vrais mots” à tout moment est suffisante pour assurer qu’il jouera d’une telle manière qu’il pourra passer au langage non verbal à n’importe quel moment, sans décalage parce qu’il se place dans le flux d’émotions même plutôt que dans le sujet verbal.
L’étape finale de l’entraînement est, bien sur, de jouer une scène entière en utilisant le langage verbal tout le long. Quand l’élève a appris à construire une scène en se fiant a la trame des émotions et énergies sous-jacentes, et a utiliser les mots comme outils pour ressentir ce flux aussi pleinement que possible à tout moment, il sera prêt à rester “verbal” tout le long d’une scène. A ce stade, il découvrira sûrement qu’il est beaucoup plus facile de jouer avec de vrais mots qu’avec des vocalises non verbales. C’est parce que, en tant qu’outil pour entrer dans un état émotionnel, les mots ont beaucoup plus de pouvoir que les sons non verbaux parce qu’ils évoquent des états émotionnels de manière beaucoup plus spécifique. Et c’est pour cela que nous sommes avant tout intéressés par les scènes verbales.
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